Logement social : les affaires parallèles du directeur général de la SNI

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L’un des principaux dirigeants de la Société nationale immobilière (SNI), le premier bailleur social français, a une double vie professionnelle: il consacre discrètement une bonne partie de son énergie à superviser les activités de plusieurs sociétés qui lui appartiennent et qui contrôlent un luxueux et lucratif village naturiste.  PAR LAURENT MAUDUIT  Mediapart  3 MARS 2014

On ne sait pas bien s’il faut en rire ou en pleurer ! L’un des principaux dirigeants de la Société nationale immobilière (SNI), la filiale de la Caisse des dépôts et consignations (CDC), le premier bailleur social français, a une double vie professionnelle. La première est publique : directeur général de la société d’économie mixte, Yves Chazelle (ici sa biographie) utilise officiellement tout son temps à développer cette filiale de la CDC qui a des missions d’intérêt général de première importance. Et le même Yves Chazelle, qui était à l’origine un promoteur privé, consacre plus discrètement une bonne partie de son énergie à superviser les activités de très nombreuses sociétés qui contrôlent un grand et luxueux village naturiste, ce qui a grandement contribué à faire sa fortune.


Ce village naturiste se situe sur le Domaine de La Jenny, près d’une petite bourgade dénommée Le Porge, à l’ouest de Bordeaux, au bord de la mer juste au-dessus du bassin d’Arcachon (il est ici). Village de vacances haut de gamme doté de pavillon luxueux sous les pins, avec un golf de 9 hectares – le seul golf naturiste au monde – et des tennis, le lieu draine des clients qui veulent donc s’adonner au naturisme. Le voici, tel qu’il est présenté dans deux vidéos publicitaires qui pourraient avoir pour titre – au risque de faire frémir d'indignation le pudibond patron de l'UMP – « Tous à poil ! »

De cela, Yves Chazelle ne parle jamais. Il faut dire que la SNI, dont il est le numéro deux, a effectivement des missions d’intérêt général de première importance, puisqu’elles concernent ce qu’il est convenu d’appeler le logement social ou le logement très social à destination des plus démunis. Il pourrait donc paraître malvenu qu’il joue le Docteur Jekyll (du logement social) et Mister Hyde (du naturisme), en charge officiellement de l’une des gigantesques filiales de la Caisse des dépôts mais s’occupant discrètement d’une société privée lui rapportant de gigantesques dividendes.

Cela pourrait paraître d’autant plus malvenu que la SNI ne cesse depuis plusieurs semaines d’être éclaboussée par de nouveaux scandales, à la suite en particulier des enquêtes conduites par Mediapart (elles sont ici). Il y a eu ainsi la cooptation au sein des instances dirigeantes de Thomas Le Drian, le fils du minstre socialiste de la défense, puis de Anne Frémont, dont l’époux est un cadre dirigeant d’EDF en charge notamment des relations… avec la SNI ; il y a eu encore un référé puis un rapport de la Cour des comptes, révélant de graves dérives affairistes ainsi qu’un projet secret de privatisation partielle…
C’est dire si, dans cette avalanche de révélations, la SNI n’avait pas besoin de cette nouvelle affaire de village naturiste. Car, par delà son côté grand guignol un tantinet burlesque, elle vient confirmer que la SNI s’est transformée en une véritable pétaudière, dans la plus totale indifférence des instances dirigeantes de la Caisse des dépôts et consignations qui acceptent décidément tout du patron de la SNI, André Yché, et de ses principaux collaborateurs.

Son village naturiste, Yves Chazelle n’en fait, certes, pas la moindre publicité. Il est pourtant possible d’établir qu’il y joue un rôle majeur. Il suffit de pénétrer dans le maquis passablement complexe des sociétés qu’il contrôle pour en prendre la mesure.
Les mystères de CYC Consultants Associé à sa femme, Caroline Chazelle, née Willot, Yves Chazelle contrôle d’abord à 100% une société dénommée CYC Consultants, qui lui fait visiblement office de holding pour les différentes participations qu’il détient. Selon ses statuts actualisés en octobre 2010, cette société, qui a longtemps eu pour siège le domicile d’Yves Chazelle, à Meudon, est une société civile immobilière. « La société a pour objet l’acquisition, la gestion, l’entretien de tous biens immobiliers, et généralement de toutes opérations de quelle que nature qu’elles soient pouvant se rattacher directement ou indirectement à l’objet ci-dessus défini et susceptibles d’en faciliter la réalisation », lit-on dans ces statuts. 

Dans des statuts plus récents, mis à jour le 25 septembre 2011, l’objet des statut est plus détaillé : « La société a pour objet : - toutes activités de consultant et de conseil en gestion administrative et financière, comptable, informatique et fiscal dans le secteur de l’immobilier ou autres ; - toutes transactions sur immeubles et fonds de commerce (ventes et locations) ainsi que toutes opération de gestion immobilières selon les termes de la loi n° 70-9 du 2 janvier 1970 et des textes subséquents ; l’étude, le montage et la gestion de tous programmes immobilers, toutes acquisitions de terrains, la construction et la vente desdits programmes, de même que toute commercialisation en lotissements ; toutes prises de participations dans des activités immobilières ou autres ; - et généralement, de toutes opérations de quelque nature qu’elles soient, pouvant se rattacher directement ou indirectement à l’objet ci-dessus défini et susceptible d’en facilité la réalisation ».

Ce qui pose une première question : au moins au plan éthique, est-il admissible que l’un des principaux patrons de la SNI, filiale de la CDC intervenant dans le logement et l’immobilier, contrôle par ailleurs à titre privé une SCI ? De la même façon qu’un journaliste financier, susceptible de recueillir des informations privilégiées est déontologiquement bien inspiré de placer ses économies sur un Livret A et d’éviter des placements en action, le responsable d’une société publique intervenant dans le secteur de l’immobilier n’aurait-il pas dû mettre en sommeil les SCI qu’il contrôle ou au moins abandonner ses fonctions de président dans ces structures ?

Si la question se pose, c’est qu’en vérité cette société CYC Consultants, détenue par Yves Chazelle est une société plutôt opaque mais qui, précisément, n’est pas du tout en… sommeil ! Opaque, parce qu’il n’est pas possible de prendre connaissance de ses comptes : sur Infogreffe, le site Internet du greffe du tribunal de commerce de Paris, où il est possible d’acheter une copie des comptes des sociétés qui ont été déposés, on a tôt fait de constater que CYC Consultants n’a pas déposé ses comptes ces dernières années. Jusqu’en 2004, année la plus lointaine pour laquelle des recherches sont possibles, Yves Chazelle s’est abstenu d’afficher ses résultats. On ne peut pas plus prendre connaissance des participations que détient cette société CYC Consultants.

Les formidables dividendes du naturisme 
Avec un peu d’opiniâtreté, on finit tout de même par trouver une première participation détenue par CYC Consultants : il s’agit de la Société financière de la Jenny. C’est cette société, au travers de différentes structures, qui contrôle le village naturiste. Selon les derniers statuts en date, déposés en novembre 2004, il apparaît que Yves Chazelle y joue un rôle moteur. Mises à part trois personnes qui ont une action chacune, le capital de la société est détenu presque à parité par Yves Chazelle, via CYC Consultants (4 748 actions), et une connaissance à lui, un dénommé Patrice Gaigne, via une société dénommée Atoll (4 749 actions), laquelle connaissance est décédée voici quelques mois. Yves Chazelle est donc plus que jamais le pivot de la société, dont le siège social est aussi à son domicile de Meudon, dans les Hauts-de-Seine.
La lecture des comptes de cette société pour l’année 1992 vient confirmer le rôle central joué par Yves Chazelle. Le document comptable révèle en effet qu’il est le président du conseil d’administration de cette Société financière de la Jenny. Lors de la dernière assemblée générale des actionnaires, qui se tient à… son domicile de Meudon, il est même l’unique actionnaire présent : il s’auto désigne donc président de l’AG et n’a d’autre solution que de coopter son épouse comme secrétaire de la séance. Preuve qu’il s’agit d’une affaire de famille.

Et une affaire hautement rentable ! Selon ses comptes, la Société financière de la Jenny a réalisé de substantiels bénéfices ces dernières années : 163 396,72 euros par exemple pour 2012, auxquels s’ajoute un report de 129 001,74 euros soit un bénéfice distribuable de 292 397,46 euros. Les actionnaires ont donc pu se dorloter eux-mêmes avec de formidables dividendes : 600.000 euros en 2009 (60 euros par actions) ; 600.000 euros encore en 2010 (60 euros par action) ; 500.000 en 2011 (50 euros par action) ; et donc 292 397,46 euros en 2012. Par le truchement de CYC Consultants, Yves Chazelle et son épouse ont donc perçu presque 285 000 euros de dividendes en 2010 ; puis à nouveau presque 285 000 euros en 2011 ; plus de 237 000 euros en 2012 ; et sans doute autour de 140 000 euros en 2012. 
Or dans le même temps, à la SNI, Yves Chazelle empoche des ponts d’or si considérables, que cela fait jaser dans les couloirs de la Caisse des dépôts. 

Dans un article récent (Caisse des dépôts et SNI : le scandale Yché), nous avons révélé que les quatre membres du directoire de la SNI (dont un a démissionné en juillet 2012) se sont partagé 1,344 million d’euros en rémunération en 2012, un chiffre en hausse de 11,25 % sur l’exercice antérieur. Rapportée à 3,5 personnes, cette somme suggère que les membres du directoire ont gagné chacun en moyenne 373 000 euros en 2012, soit une hausse de 23,5 % sur l’année antérieure, ou si l’on préfère 28 692 euros en moyenne par mois, 13e mois compris. Ce qui, dans le domaine du logement social comme dans le domaine de la haute fonction publique, est une somme proprement astronomique.
Avec ses dividendes colossaux et ses rémunérations qui le sont tout autant, Yves Chazelle vit donc dans l’opulence. Les sociétés que nous venons d’examinerne sont pourtant pas les seules dont il s’occupe. Car la Société financière de la Jenny est elle-même l’actionnaire d’une myriade de petites sociétés qui gèrent différentes activités du village naturiste. Et là encore, c’est Yves Chazelle le plus souvent qui est aux manettes. Il y a ainsi la Société d’investissement hôtelier, dont le siège social est également à Meudon, ou encore la Société de gestion du village de la Jenny, qui est sans doute la principale source de profits, qui sont aspirés ensuite par la Société financière de la Jenny. Les comptes de cette dernière société font apparaître qu’elle a réalisé un chiffre d’affaires en 2012 supérieur à 3,2 millions d’euros. Ils révèlent aussi que la Société financière de la Jenny en est son unique actionnaire. La dernière assemblée générale des actionnaires de la Société de gestion du village de la Jenny, qui s’est tenue vendredi 31 mai 2013 à 10H du matin au siège de la société, dans le village naturiste, a d’ailleurs été présidée par Yches Chazelle.
Yves Chazelle s’occupe-t-il à plein temps des dossiers dont il a la charge à la SNI et pour lesquels il perçoit une très forte rémunération, ou bien se ménage-t-il des moments de liberté pour s’occuper de ses affaires privées ? Et dans cette hypothèse, André Yché at- il donné son consentement à ce fonctionnement ?
Que faisait par exemple Yves Chazelle au village Le Porge, le 31 mai 2013, pour présider l’assemblée des actionnaires de l’une de ses sociétés : était-il ou non en vacances ? Nous lui avons posé la question – ainsi que de nombreuses autres (voir notre onglet "Prolonger" associé à cet article) – mais nous n'avons pas obtenu de réponse.
Mais au-delà, c’est évidemment un problème éthique que posent les activités d’Yves Chazelle. Car, à la tête de la SNI, il bénéficie sans doute d’un contrat de droit privé et ne relève pas du statut de la fonction publique. A ce titre, sans doute a-t-il le droit d’être administrateur d’autres sociétés privées. Mais est-il éthiquement admissible, comme nous l’avons pointé tout à l’heure, qu’il contrôle des sociétés civiles immobilières, dont l’objet social vise des secteurs d’activité qui sont précisément ceux de la SNI ? 
La question prend d’autant plus de relief que la société CYC Consultants, holding d’Yves Chazelle, ne publie pas ses comptes. Pourquoi ? Par simple négligence ? Ou dans un autre souci ? Ces questions nous les avons posées à Jean-Pierre Jouyet, patron de la CDC et à André Yché patron de la SNI (voir également notre onglet "Prolonger"). Dans l'entourage du premier, on nous a fait observer que le directeur général de la Caisse ignorait tout des faits révélés par notre enquête et qu'il convenait donc d'intérroger l'intéressé et le patron de la SNI. Ces deux derniers, eux, ne nous ont pas répondu.

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